
Avant le barrage
Minuit trente, le bateau en provenance de Chongqing range, avec six heures de retard, sa carcasse rouillée le long du port de Wanxian. L’attente n’a pas entamé le stoïcisme des voyageurs qui patientent, le long des marches abruptes menant vers le bourg, pour pouvoir enfin embarquer. Leur destination: un autre des centres urbains se succédant le long du Yangzi jusqu’à Wuhan et, au-delà, Shanghai. Tout en haut de l’escalier de pierre, Wanxian et ses quelque 200 000 habitants dorment déjà. La partie basse de la ville, grouillante dans la journée, n’offre plus que l’image désuète de veilles rues pavées et d’immeubles anciens de pierre grise. Au-delà, une ville moderne a surgi, toute de constructions blanches ou rouge bordeaux C’est le nouveau Wanxian, celui qui va survivre à la submersion d’une partie du bourg.
Vers le bas de la ville, les vieilles rues pavées au temps du Kuomintang n’ont plus que quelques mois ou quelques années devant elles, selon leur hauteur, avant d’être englouties par les eaux brunes du fleuve Yangzi. Le destin de Wanxian a été scellé en mars 1992, lors du vote formel à l’Assemblée nationale décidant de la construction du barrage des Trois-Gorges, le plus imposant chantier de cette fin de siècle: il doit créer au centre de la Chine un réservoir de 660 kilomètres, submergeant vingt et une villes, 29 000 hectares et imposant un déplacement de population de plus d’un million de personnes. Pour les habitants du vieux Wanxian, cela signifie remonter vers le haut de la ville, une perspective encore lointaine qui plane sur les rues anciennes comme une menace inexprimable que l’on tente de relativiser d’un haussement d’épaules:
«L’eau va monter jusqu’au quatrième étage de cet immeuble, explique un jeune marchand de rue de la vieille ville en pointant un bâtiment d’une vingtaine de mètres, moi je fais partie de la première étape d’évacuation, celle qui commence l’année prochaine, mais cela ne va pas trop m’affecter. J’ai un simple stand de marchandises, je travaille seul, il me suffit de remonter vers le haut». Non loin du fleuve, le vieux couple Di s’est installé il y a une dizaine d’aimées dans une cabane de bois au sol de terre battue, moitié échoppe de commerce, moitié lieu d’habitation. Pour eux, le barrage, c’est avant tout une garantie contre le Yangzi: «Je vends de l’argent pour nourrir et vêtir les morts, dit Mme Di, 64 ans, en faisant glisser ses longs doigts ridés sur les billets factices que l’on brûle traditionnellement sur les tombes chinoises. Mais ce n’est que du papier, et, tous les ans, à cause de inondations, je dois m’arrêter de travailler et tout fermer pendant trois mois.» Les terribles débordements du Yangzi que le barrage prétend maîtriser sont toujours ancrés dans la mémoire des plus vieux habitants. La construction du barrage n’en est pas moins une épreuve difficile à passer pour Wanxian, et une sorte de test pour les autorités gouvernementales: «C’est le gouvernement qui décide des expropriations et doit payer les nouveaux espaces commerciaux, affirme, sûr de lui, le patron d’un petit restaurant proche du Port, sans cesser de jeter des poignées de nouilles dans un chaudron d’eau bouillante. En fait, si 10% du coût estimé du barrage doit être consacré au déplacement de la population et à la construction de nouvelles villes, l’allocation des fonds sera difficile à organiser de manière équitable. Des habitants de Wanxian sont ainsi déjà persuadés que les compensations ne seront que partielles.
A l’extérieur de la ville, le mécontentement gronde, en dépit des promesses de dédommagement «Les habitants des villages des environs ont leurs habitudes ancrées ici, ils ne sont absolument pas satisfaits de devoir partir vers l’inconnu», affirme un vieil habitant de Wanxian. Quatre ans après son adoption finale, le monumental projet est en fait toujours extrêmement controversé, et ce en dépit de décennies de débats acharnés. Depuis pratiquement le début du siècle, l’idée d’un gigantesque barrage au site des Trois-Gorges hante en effet la vie politique chinoise. L’idée effleura d’abord le président de la République chinoise Sun Yat-sen dans les années vingt. Elle refit surface sous Mao Zedong, Zhou Enlai supervisant personnellement les études sur le projet. Mais sans grand résultat. Les avis opposés de plusieurs administrations et ministères aux intérêts contradictoires rendaient toute décision politiquement très sensible, et il fallut en fait attendre le tournant des réformes économiques pour que la nécessité de produire davantage d’énergie favorise les partisans du barrage des Trois- Gorges. Pendant ces années, les opposants au projet ont mis en avant le danger écologique posé par la sédimentation du fleuve qui risquait de mettre tôt ou tard en péril le réservoir lui-même. A leurs yeux, seule une solution médiane plusieurs petits barrages disposés sur les affluents du Yangzi pouvait mettre la vallée à l’abri des dangers de sédimentation et d’accidents sismiques. Aujourd’hui, le débat est peut-être passé à l’arrière-plan en Chine, mais il est toujours là: «S’il ne s’agissait que de moi, confie une consultante chinoise travaillant sur le projet, j’aurais opté pour la construction de plusieurs barrages sur les affluents. Avec un seul barrage de cette importance, les risques sont multipliés.» Pour les compagnies internationales qui se positionnent en vue de participer à la construction, l’aspect nébuleux du projet est également une source de gêne diffuse et pas seulement pour des raisons de controverse écologique: bien des questions sont encore dans le vague, notamment l’aspect du financement de la construction du barrage sur dix- sept ans. On estime à 30 milliards de dollars le coût total de l’opération, avec des dépenses devant grimper en flèche à partir des premiers appels d’offres attendus d’ici à juin prochain.Le gouvernement prétend pouvoir assumer le financement grâce à des fonds prélevés sur son budget, un impôt national sur l’électricité, des emprunts étrangers ainsi que l’émission de bons sur les marchés internationaux de capitaux Mais, en même temps, il cherche visiblement à gagner du temps et de l’argent. Les entreprises occidentales intéressées ont ainsi appris que, outre un apport conséquent de technologie, elles seraient tenues d’apporter elles mêmes à la partie chinoise le financement de leurs contrats de fourniture d’équipements. Prises dans les tenailles de l’attraction du marché chinois, certaines commencent à avoir des doutes sur les modalités du projet: «Ils nous ont déjà avertis qu’il n’y aurait aucune transparence, confie un responsable de compagnie occidentale sous le sceau de l’anonymat, et nous avons des inquiétudes sur le traitement équitable des participants »( 1996)