
Corée du nord
Le cortège de fillettes en robe rose s’avance en courant et en chantant vers le stade Kim Il sung sous un soleil éclatant. En apparence, rien ne manque à ce jour de l’ouverture des Jeux de la paix à Pyongyang. Seul anachronisme: les larmes ruisselant sur les visages de ces jeunes Coréennes du Nord qui n’ont pas plus de 10 ans et sanglotent, le regard dur, en chantonnant un unique refrain: «Ton sourire nous manque, grand dirigeant.» Dans la lumière crue du milieu de la journée, des danseurs et des acrobates évoluent devant un public pétrifié: des milliers de spectateurs triés sur le volet ne s’animent que devant les images du «grand dirigeant» ou du «cher dirigeant» et se lancent parfois dans d’étranges sessions d’applaudissements rythmés dépourvus de tout entrain, sauf peut-être quand apparaît l’image géante d’avions militaires décollant en crachant le feu.
A l’instar de ces manifestations artistiques de masse, Pyongyang, capitale de la Corée du Nord, continue d’osciller dangereusement entre le décor d’un dessin animé aux couleurs pastel et la scène d’un inquiétant vestige de la guerre froide. Depuis la mort du «grand dirigeant» Kim II-sung, en juillet 1994, le pays a commencé un délicat transfert de pouvoir et de culte de la personnalité en direction de son fils et héritier Kim Jong- il, le «cher dirigeant». Une opération extrêmement ardue à accomplir: Kim Il-sung, 84 ans à sa mort, a gouverné le pays pendant presque cinq décennies, devenant successivement, sous la protection de lUnion soviétique, chef de l’Etat en 1940 et premier président de la République démocratique de Corée du Nord en 1948. Au fil des années, il a imposé aux 22 millions de Nord- Coréens un des régimes communistes les mieux contrôlés du monde, fondé sur une lourde machine de propagande et une surveillance policière étroite habilement teintée d’esprit communautaire. «Le publie sait tout; comment chacun vit et comment chacun travaille», dit un officiel pour expliquer les raisons de sa sélection pour devenir l’un des membres du Parti.Communiste, le Parti des travailleurs. A la base de cet encadrement, un système d’éducation rigide semble littéralement extirper dès le plus jeune âge toute velléité d’individualisme et d’indépendance.
Dans le gigantesque bâtiment du Palais des enfants, des élèves d’élite d’une dizaine d’années spécialement sélectionnés par leurs écoles pour recevoir des cours de musique, de danse ou de calligraphie offrent aux visiteurs un inquiétant sourire inexpressif. Une vingtaine de jeunes accordéonistes maquillés dodelinent doucement de la tête en se balançant au rythme de la musique. «Je viens au Palais des enfants trois fois par semaine, explique une ravissante fillette en se dressant fièrement devant la classe pour proclamer ses réponses sous le regard attentif et approbateur des professeurs, j’aime l’accordéon et j’aime venir ici, le palais est un grand espoir pour la Corée.» Dans la salle de spectacle intégrée au palais, un curieux auditoire de jeunes adolescents coréens et de visiteurs chinois et japonais assiste à une représentation de danses enfantines frôlant la perfection technique, tandis que les images de Kim Il-sung et de Kim Jong-il se succèdent sur un écran sous des tonnerres d’applaudissements. C’est par ces dispositifs artistiques destinés à la jeune génération que la lourde machine de propagande du régime veille à opérer en douceur une sorte de transfert affectif du rôle paternel du grand dirigeant vers son fils. Déjà, les journaux nord-coréens ont commencé à appeler Kim Jong-il par le titre de son père, le «grand dirigeant». Mais il transparaît clairement dans tous les organes de presse officiels que cette transition n’est pas encore totalement acquise: «Le grand dirigeant Kim Il-sung signifie le grand dirigeant Kim Jong-il, et ce dernier signifie notre parti», trouvait nécessaire d’insister l’agence nord coréenne KCNA le 2 mai. Difficile pourtant d’entrevoir un signe de ce flottement dans les rues de la capitale, où les passants en tailleur strict et en costume- cravate sombre rappellent singulièrement l’après-guerre européen. Seule touche de couleur, les robes traditionnelles roses et bleu pastel de centaines d’habitantes: «Ils ont mis en place toute une comédie, explique un homme d’affaires asiatique familier de la capitale nord-coréenne: en temps normal, personne ne revêt ces robes traditionnelles, et il n’y a pas de vie nocturne. Rien. Les gens restent chez eux.»
Sur le plan économique aussi, les autorités de la capitale où vivent environ deux millions de personnes ont voulu créer l’illusion de la prospérité, avec des étalages alimentaires très bien fournis pendant tout le festival, mais ils ne sont pas parvenus à résoudre le problème essentiel: des magasins vides, dépourvus de tout client. Entièrement subventionné par l’Etat, le système alimentaire demeure en effet, soumis, pour l’essentiel aux tickets de rationnement distribués sur les lieux de travail maïs clairement insuffisants pour satisfaire aux besoins alimentaires du pays: des Coréens chinois ou américains ayant visité leurs familles évoquent une situation de pénurie énergétique et alimentaire croissante malgré la multiplication de petits jardinets de maïs individuels autour des lieux d’habitation. À plusieurs reprises, selon des Chinois d’origine coréenne, ces pénuries auraient débouché sur des émeutes de la faim dans le nord du pays.
Car parallèlement, l’isolement de la Corée du Nord semble s’accroître: son principal partenaire commercial, l’ex-Union soviétique, ainsi que la Chine exigèrent, dès 1991, de recevoir le paiement de leurs produits en devises fortes avec pour conséquence l’effondrement des échanges et de l’assistance russe, avant que des liens commerciaux et diplomatiques ne soient noués avec la Corée du Sud.Maintenant, l’économie du Nord flotte à la dérive avec une croissance négative depuis 1990 et un PNB par habitant en baisse de 20% depuis 1989. Des chiffres qui confirment l’écart croissant entre la population du nord et celle du sud de la péninsule, les deux Corées, séparées, depuis 1953 et une guerre meurtrière de trois années (1950-1953), par une zone démilitarisée de 4 kilomètres en diagonale du 38e parallèle. A Panmunjon, il faut bien cinq minutes de traversée en bus de champs cultivés, puis de terres en friches sous des haut-parleurs déversant de la musique patriotique pour parvenir à la frontière avec le Sud. Là, les deux parties se font habituellement face à mi-hauteur de baraques bleu pastel utilisées pour les négociations. Sauf le dimanche et aux heures de repas où les soldats sud-coréens et les GI disparaissent de leurs postes: «Ils se cachent par là», dit un soldat nord-coréen en montrant une tour de surveillance. Et d’ajouter, condescendant: «Certainement en train de jouer aux cartes pour de l’argent.»Fidèle à une stratégie de psychose collective, le régime fait tout pour inciter la population à se préparer à une éventuelle agression des Etats-Unis et du «fantoche» sud-coréen: «Nous répondrons paix pour paix, guerre pour guerre, dit un officiel nord- coréen, et, en cas d’agression, les trois millions de membres des Ligues de la jeunesse seront prêts à se transformer en trois millions de bombes.»