Elections en Chine

Matinée d’élection dans le village de Taihezhuang. Sous un vent glacial, les villageois endimanchés station­nent par groupes sur les bords de la placette de la mairie, décorée de drapeaux multicolores, obser­vant de loin les préparatifs. Ils sont peut-être 300, en majorité des jeunes, légèrement embar­rassés et amusés de faire face à une urne rouge géante frappée d’une étoile, emblème de la Ré­publique populaire de Chine.

À neuf heures, ils ont déjà été disposés en quatre rangs devant l’urne, un badge rouge épinglé sur la poitrine avec les caractères  «électeur », et ils attendent. Pendant ce temps, un va-et-vient incessant des responsables d’unités de travail venus inscrire leurs employés qui vont voter, entoure un petit bureau en bois. Derrière, une fonctionnaire, en plein vent, a toutes les peines à maîtriser la liste des électeurs.

Vote pour le comité de village

Village relativement indus­trialisé de 2 895 habitants, Tai­hezhuang est adossé à Yinkou, paisible ville portuaire qui donne sur la mer de Bohai, au nord-est de la Chine. C’est une commu­nauté à peu près uniforme de paysans et d’ouvriers d’entre­prises rurales, vivant dans des maisons de briques de plain-pied, parfois entourées de jardinets. Les 1 674 électeurs de Taihez­huang votent à bulletin secret pour la cinquième fois (une élec­tion tous les trois ans) la compo­sition du comité de village, une sorte de conseil de sept membres élus qui gère les affaires locales.

Aujourd’hui, 10 candidats sont en lice : 2 pour un président du comité, 3 pour deux vice-pré­sidents, 5 pour quatre conseillers en charge de différents secteurs de l’administration du village. Sur la place, un personnage en costume et cravate clairs sur­veille les préparatifs, la mine grave: c’est Ma Chungi, 42 ans, le
directeur général de la Compa­gnie de commerce et d’industrie de Taihezhuang, véritable no­table villageois de la Chine d’au­jourd’hui. Résident de Taihezhuang de­puis presque vingt ans, Ma rem­plit depuis 1980 la fonction cen­trale de secrétaire du Parti du village, le plus haut représentant local du Parti communiste. Jusqu’à très récemment, c’est également lui qui remplissait la fonction de président du comité du village, une charge pour la­quelle il a décidé de ne pas se représenter : « L’économie de notre village est maintenant as­sez prospère et je dirige moi- même une entreprise : je ne me trouve pas assez d’énergie pour cumuler deux postes. De plus, ma santé n’est pas très bonne, et j’ai donc demandé à démissionner. »

Sur la placette, les électeurs reçoivent des carrés de papier rouge vif sur lesquels sont impri­més les noms des candidats avec une explication détaillée de la procédure de vote. A mesure que les papiers circulent, la surprise se lit sur les visages de nombreux électeurs, comme s’ils venaient juste d’apprendre le nom des candidats.

Des noms sans programme

Yang Huanwei, un ouvrier de 27 ans, étudie son bulletin de vote avec un camarade de travail, perplexe : « Non, je ne connais pas leurs programmes, je suis en train de réfléchir pour savoir pour qui je vais voter », finit-il par lâcher. Des hauts-parleurs commencent à déverser une mu­sique entraînante entrecoupée de vieux chants du temps de Mao Zedong, tandis que le cortège des électeurs se met en route vers l’urne.

À l’intérieur du bâtiment, l’unique isoloir aménagé dans une pièce au fenêtres sommai­rement rendues opaques par du papier de couleur, est vide du dé­but à la fin du vote. Six étranges boîtes blanches font le va-et- vient sur le lieu du vote. A l’inté­rieur sont déposés les votes de ceux qui n’ont pas pu se déplacer et ont voté de chez eux : « Il y a beaucoup d’urnes dans diffé­rents endroits parce que ce n’est pas très pratique pour tout le monde de venir voter dans la salle ; et puis les villageois sont nombreux », explique Zhang Xingsu, un cadre régional.

 

Pourtant, derrière la confu­sion des procédures de vote et cette timidité apparente des pay­sans, un embryon de démocratie continue à se développer dans les campagnes chinoises. L’origine de cette élection des comités de villages remonte au début des ré­formes, quand le Parti commu­niste s’est trouvé confronté à des campagnes désorganisées par le démantèlement des brigades de production et la détérioration des relations entre les paysans et les cadres.

Les premiers à se pencher sur le sujet, Peng Zhen, président de l’Assemblée nationale, et des res­ponsables du ministère des af­faires civiles, se prononcèrent en faveur de l’octroi de droits démo­cratiques limités aux villageois, dans l’espoir qu’ils se soumet­traient plus facilement aux déci­sions de cadres directement élus en charge de la gestion du village. Une loi fut adoptée en 1987. Mais huit ans après, les résultats sont mitigés et varient fortement d’une région à l’autre du pays.

Ainsi, la province du Liaoning est une des cinq provinces où il est obligatoire qu’au moins deux candidats s’affrontent pour un même poste. Ailleurs, c’est sou­vent le hasard ou le Parti com­muniste qui fait les jeux, avec la formule du candidat unique pré­dominante

Cinq conditions pour être candidat

Et puis, il y a les villages qui tendent à échapper, sur la pointe des pieds, à toute autorité supé­rieure, interprétant les élections comme la voie de l’autonomie et élisant fréquemment des person­nalités locales, quelquefois des chefs d’entreprise privée, aux an­tipodes des cadres communistes.

Rien à voir à l’évidence avec Taihezhuang : « Nous avons posé cinq conditions pour être candi­dat, explique Ma Chunqi, le chef du parti, qui n’a pas lâché son poste de président pour rien : il faut insister sur les principes fon­damentaux du parti et appliquer les politiques agricoles du parti. On doit obéir aux lois d’Etat et avoir de l’enthousiasme à servir le peuple. Il faut être compétent et enfin être en bonne santé. »

Les candidats finalistes sont désignés par l’assemblée du vil­lage, un groupe qui se compose des délégués envoyés par les fa­milles. Mais le Parti communiste noyaute tout le processus de dési­gnation des candidats. C’est un peu la raison pour laquelle per­sonne ne voit l’utilité d’une véri­table campagne électorale au cours de laquelle les candidats présenteraient leurs pro­grammes.

Ainsi, entre trois procédures (auto-désignation du candidat, désignation des dix villageois, sélection par le parti), c’est la troi­sième qui a été retenue : « Les premiers deux cas n’existent pas, soutient Ma Chunqi. Selon l’opinion des délégués, ce sont les or­ganismes du parti qui sélection­nent les candidats à l’élection. » Liu Youlie, un paysan de 70 ans, confirme : « Si on est membre du parti, on peut devenir candidat sans passer par l’assemblée du village. »

 

Pendant ce temps, le décompte des votes a commencé dans une petite salle de la mairie. L’urne, entrouverte, gît sur une table aux côtés d’un boulier et d’une employée comptable en nage. Autour, plus d’une dizaine de personnes s’agite dans la salle enfumée et d’autres entrent et sortent les mains pleines de bul­letins de vote.

Même Tang, le superviseur dé­pêché de Pékin par le ministère des affaires civiles, s’inquiète « C’est tellement chaotique. » Sur un tableau mural, les votes en faveur de Li Chuanzhi, un des anciens vice-présidents du co­mité, sont nettement supérieurs à ceux en faveur de Sun Yuyan, un ancien conseiller. En fin de matinée, Li est confirmé prési­dent et son opposant dépité quitte les lieux. Zhang Guorong, seul candidat non communiste, et qui n’a pas été élu comme conseiller, n’est pas étonné.

« L’image des membres du parti est meilleure que celle des autres. Les gens pensent qu’ils ont davantage de capacités. C’est pourquoi je veux aussi devenir membre… »

Sur la place, les 300 électeurs modèles ont pris enfin connais­sance du programme de leur élu et s’empressent de repartir dès la fin de son discours. Zeng Fanbo, un ouvrier d’âge moyen, s’éclipse à la hâte comme s’il avait perdu son temps : « Des mesures prises par ce comité ? Il n’y en a pas, nous sommes tous sous la direction du Parti communiste… » (1995)