La prochaine bulle

Après avoir plébiscité les placements refuge, les investisseurs cherchent à diversifier leurs portefeuilles. Certains marchés et stratégies mis à mal l’an dernier commencent à rebondir. Mais seuls des fonds bien armés semblent prêts à s’aventurer vers les marchés du crédit les plus risqués.

Aversion au risque et préservation du capital : plusieurs mois après l’éclatement de la crise financière, ce sont toujours les deux mots d’ordre des investisseurs, toutes classes confondues:

« les investisseurs ont tellement peur de prendre des risques qu’ils préfèrent acheter des emprunts d’état à 3% ou aller sur le marché monétaire. Ce dernier est liquide et ne présente pas de risque. Quant aux obligations d’état, ils sont convaincus que les Etats ne font pas faillite », confie un gérant actions.

Les décollectes massives enregistrées ces derniers mois ont donc d’abord délibérément tourné le dos aux stratégies les plus risquées, les plus complexes et les moins transparentes. C’est du côté de la gestion alternative que les changements de stratégies ont été les plus abrupts. De nombreux hedge funds acculés ont ainsi donné le ton des marchés et des stratégies où il valait mieux ne plus d’aventurer , au moins dans l’immédiat, à commencer par le Long Short equity et l’arbitrage convertible. Selon le rapport de Crédit Agricole Structured Asset Management (CASAM) sur les performances de l’industrie en 2008 publiés en février, ce sont les fonds alternatifs Convertible Arbitrage qui ont d’ailleurs accusé la baisse la plus importante avec des actifs gérés en chute de plus de 52%, suivis de près par les fonds alternatifs investis sur les marchés émergents en recul de 51%. Seule stratégie d’investissement à voir ses actifs augmenter en 2008, la stratégie Global Macro a connu une hausse totale de 28 milliards, soit 12,7%.

 

LA TENTATION DES VALEURS REFUGES

 

Au-delà, c’est une grande incertitude teintée de prudence qui a prévalu et continue de régner aujourd’hui : « l’incertitude majeure est liée à cette interrogation : est ce que l’économie va repartir avec ces importantes injections de liquidités, ou est ce qu’elle ne va pas repartir ? Dans le premier cas, vous pouvez imaginer qu’il y aura un environnement inflationniste et prendre des positions à la baisse sur les obligations. Dans le deuxième cas, si vous pensez qu’il y a un risque de déflation, il est intéressant d’acheter des obligations. C’est le même raisonnement avec les matières premières », analyse Patrick Fauchier, Président de Fauchier Partners, un fond de fonds basé à Londres. Logiquement, la tentation de la valeur refuge s’est portée vers des titres d’Etat, même rendus à des rendements planchers, et vers des investissements en métaux précieux, l’or en premier lieu. Mais ces placements risquent de commencer, lentement, mais sûrement, à lasser les investisseurs. Le marché de presque 7000 milliards de dollars de titres d’Etat américains, refuge de référence des investisseurs en cas de dégradation des marchés, a donné ces derniers temps des signes inquiétants qui évoquent chez certains la naissance d’une bulle. L’une de ces manifestations est la détente des rendements des titres à dix ans qui ont plongé de 4 % avant la crise aux alentours de 2 %. Alors que les investisseurs recherchent désespérément la sécurité de la signature de grands Etats, quitte à renoncer à de bons rendements, pas moins de 1500 milliard de dollars de nouveaux titres américains et européens doivent être absorbés dès cette année par le marché. D’où deux inquiétudes majeures : d’une part, la perspective, brandie par les plus alarmistes, d’une adjudication de bons du Trésor qui tournerait mal, un Etat ne parvenant pas à placer une grande partie de son émission de titres ; d’autre part, le risque d’un krach obligataire plus ou moins grave lorsque l’économie repartira de manière décisive et que les banques centrales devront retirer les liquidités injectées dans le système économique.

Une reprise marquée par une hausse des taux longs coïncidant avec des déficits publics persistants pourrait se traduire par de grandes difficultés des Etats pour financer leurs dettes. Avec comme conséquence, un amenuisement de la valeur des obligations d’Etat et une fragilisation des institutionnels, au premier rang les compagnies d’assurance, qui ont investi dans ces titres dans de nombreux pays. A horizon d’un an et dans le cadre d’une reprise mal maîtrisée, le refuge a donc le potentiel pour se transformer en redoutable piège.

 

LES RISQUES DE LA REPRISE

 

L’or symbolise toute l’ambivalence d’une sécurité en train de s’effriter : plébiscité comme valeur refuge dans le contexte de la tourmente financière de la fin de l’an dernier, il a ensuite été perçu comme l’actif le plus approprié contre le risque d’un cycle inflationniste qui serait éventuellement déclenché par les programmes massifs de dépenses gouvernementaux. En février, il a encore pratiquement passé la barre des 1.000 dollars l’once. Mais, pour la troisième fois, sans réussir à la tenir. Ce qui commence à faire réfléchir les gérants :

« pour moi, explique Sylvain Sérandour, gérant du fonds Federal Multi Or et Matières Premières, l’aspect offre demande de l’or en tant que matière première ne joue plus vraiment son rôle et nous sommes dans un contexte où se sont les flux financiers qui jouent la crainte d’un risque systémique qui font que l’or a été propulsé aussi haut. On assiste, à mesure que le risque de crise systémique diminue, à une détente lente de l’or métal qui avait tutoyé les 1.000 dollars l’once. L’une de nos interrogations, c’est la versatilité des investisseurs ».

Deux éléments sont selon lui prépondérants pour définir l’évolution du métal jaune. Le premier concerne les flux des banques centrales et du Fonds monétaire international (FMI) qui pourraient être amenées à utiliser une partie de leurs stocks dans un contexte d’endettement public massif. Certaines d’entre elles ont déjà procédé à des ventes d’or au premier trimestre. Le deuxième élément c’est qu’à défaut d’une demande fondamentale d’or pour soutenir les cours, ces derniers risquent commencer à refluer quand les investisseurs se désengageront pour aller vers des marchés plus risqués qui offrent un meilleur rendement. « J’anticipe un retour vers les 750 dollars l’once plutôt qu’une poursuite de la performance très élevée des derniers mois », estime Sylvain Sérandour qui est en train de procéder à une repondération progressive des métaux industriels (cuivre, platine, aluminium) « où l’on commence à voir des signes de reprise ».

 

DES MATIERES PREMIERES SANS TENDANCE

 

Pourtant, même dans ce contexte de frémissement, le pétrole qui avait touché 34 dollars fin décembre après un haut de 147 dollars en juillet dernier, fait toujours peur aux investisseurs qui l’associent aux incertitudes de la situation macro économique. D’autant, explique Sylvain Sérandour, qu’ « il y a déjà eu un effet de restockage début 2009, ce qui explique que le cours est aujourd’hui autour de 50 dollars ». Autrement dit, à défaut de reprise décisive en vue, le pétrole se maintient, sans plus. Il est donc sans doute beaucoup trop tôt pour espérer en tirer des bénéfices. Cela incite les investisseurs à demeurer dans la course en se positionnant plutôt sur les valeurs pétrolières qui continuent d’offrir des rendements relativement appréciables.
Dans ce nouvel environnement, il est clair que plusieurs mois après le début de la crise financière, un grand nombre d’investisseurs semble hésiter à la porte du risque, mais aussi des meilleurs rendements. « Pour regagner la confiance, la transparence et la liquidité sont prépondérantes. Cela limite pas mal d’univers », souligne Guillaume Merle, Gérant Alternatif à la Française des Placements. En tête des stratégies qui se sont révélées les meilleurs paris ces derniers mois, il place le global macro et les CTA (Commodity Trading Advisors ou traders sur les matières premières) : « on y voit beaucoup d’allocations, d’autant que la liquidité est très bonne », souligne le gérant. Les CTA mettent en œuvre leurs stratégies à travers des contrats futures et des produits dérivés. Leurs performances l’an dernier est révélatrice puisque l’indice Barclay CTA Index, qui retrace l’évolution de vingt principaux marchés à terme mondiaux, a progressé de 13,90 %. Ces fonds utilisent généralement un processus de gestion quantitatif systématique, c’est-à-dire des programmes informatiques issus d’une modélisation mathématique, pour identifier des tendances haussières ou baissières. Ils sont généralement très appréciés des investisseurs institutionnels, des fonds de fonds et des fonds d’investissements privés haut de gamme en raison de dé corrélation de ces placements et des marchés traditionnels, de l’absence du risque de contrepartie (à laquelle se substitue la chambre de compensation du marché à terme) et surtout de la liquidité quotidienne. De surcroît, les gestionnaires emploient typiquement jusqu’à 30 % du capital et conservent le reste en titre du gouvernement. Dans ce contexte, les marchés de matières premières et d’actions ont fourni l’an dernier de parfaites opportunités aux CTA. Reste à savoir si ce n’est pas exactement le contraire qui est en train de se passer cette année. Les CTA réagissent en effet très mal au contexte d’incertitude actuel et détestent les retournements inattendus, tels l’annonce de création monétaire par la Réserve Fédérale qui a eu entre autres pour conséquence la remontée des cours des matières premières agricoles. L’indice Barclay CTA Index a ainsi perdu 1,59 % depuis le début de l’année. « Les CTA ne sont pas armés pour faire face à des périodes sans aucun relief de tendance, admet Valérie Bureau, Directrice du Développement chez John Locke Investments, l’un des principaux acteurs de cette stratégie en France, mais ce sont des fonds de portefeuilles, dont la durée de détention est de trois ans minimum. Il faut garder en tête qu’il s’agit d’investissements à long terme qui ne sont pas corrélés aux marchés d’actions et de taux. C’est un type de risque différent ».

 

UN REBOND DU RISQUE

 

Un risque différent ? Car en dépit des exigences de transparence et de prudence des investisseurs, le plus surprenant est sans doute l’étonnante capacité de résistance et de rebond de stratégies qui paraissaient avoir été condamnées par la crise.

« Les stratégies qui ont été décimées l’an dernier sont celles qui rebondissent le plus vite depuis le début de l’année : l’arbitrage de convertible qui avait perdu presque 30 % l’an dernier, l’arbitrage de crédit et même le fixed income arbitrage, analyse Philippe Malaise, professeur de Finance, spécialiste des techniques d’allocation d’actifs à l’EDHEC. De quoi permettre aux institutionnels une diversification d’allocation mesurée vers des actifs plus risqués, mais aussi plus rentables : « les investisseurs institutionnels ont un horizon d’investissement qu’ils maîtrisent mieux qu’un investisseur privé et peut-être une compréhension des stratégies sous-jacentes plus grande, ce qui explique qu’ils soient restés en position. Ils comprennent bien qu’il y a aujourd’hui des opportunités assez fantastiques sur les différents marchés, notamment les marchés de crédit, et que les hedge funds qui ont une gestion plus souple que des gestionnaires de portefeuilles qui n’ont que des positions longues, sont à même de capter ces opportunités ».

Après la levée de l’interdiction des ventes à découvert, « les hedge funds sont revenus vers les convertibles qui étaient à des prix cassés, relativise Patrick Fauchier, mais dans les marchés traditionnels longs des convertibles, beaucoup d’intervenants sont sortis et je ne suis pas sûr qu’ils y reviennent. Les performances ont été assez correctes au premier trimestre, mais le point de stabilisation du marché des convertibles n’est pas encore atteint ».
Aujourd’hui, la prise de risque n’est toujours pas franchement encouragée, mais continue d’intéresser les investisseurs les plus avertis. Le marché du crédit attire actuellement de nombreux fonds, surtout dans l’univers alternatif, à travers des positions sur les pays européens et émergents (CDS), mais aussi des positions sur le marché ABX (subprimes) dans le cadre du rachat des actifs toxiques par le gouvernement américain. « Il y a clairement une aide massive de la part de l’Etat américain pour faire acheter aux opérateurs qui veulent bien prendre des risques des actifs toxiques. Dans cette catégorie des opérateurs qui veulent prendre des risques, les hedge funds sont en première place, surtout s’ils peuvent avoir de bonnes informations qui leur permettent d’acheter à bon prix du crédit, souligne Patrick Fauchier, mais tout ce qui est fait se fait avec une extrême prudence ». Ce n’est pas peu dire : en avril, la FASB 157, une réglementation américaine qui tentait d’éliminer une méthode de valorisation des actifs fondée sur des modèles théoriques mathématiques subjectifs (Mark to Model) a dû être mise entre parenthèse, « ce qui crée une incertitude sur la réelle valeur du bilan des banques », rappelle Patrick Fauchier. Les observateurs notent toutefois la présence de quelques fonds importants et solides sur ce marché ABX qui requiert d’importants moyens et des connaissances très particulières. Les marchés émergents suivent la même logique : « les fonds reviennent progressivement en position longue sur des bons papiers ou sur des pays émergents, comme la Chine, la Russie pour certains, ou les corporate. Ils sont en positions longue sur des papier d’excellentes qualité avec garantie implicite de l’Etat et short sur tout le reste qui pourrait faire défaut », résume Guillaume Merle. Alors que les marchés émergents doivent refinancer pas moins de 1440 milliards de dollars de dette cette année, les prochains mois vont effectivement fournir un nouveau test pour ce segment très risqué du marché. ( mai 2009, Asset Management Magazine)

 

Déjà en 2004: Pour améliorer la prévention, le Conseil d’analyse économique (CAE) propose de mieux associer les autorités publiques nationales et internationales à la préservation de la stabilité financière

D’où proviendra la prochaine crise financière ? Partant du constat de son imprévisibilité, le Conseil d’analyse économique (CAE) vient de publier un tableau des crises financières et bancaires, associé à une analyse de leurs mécanismes d’appari­tion ainsi que de propagation, complété par une série de recommandations. Ce rapport, présenté en séance plénière en juin dernier en présence du gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, veut avant tout déjouer ce qui cons­titue « la grande force des crises financières, précise Mario Dehove, professeur associé à l’Université de Paris XIII et l’un des trois auteurs de l’étude aux côtés de Robert Boyer, directeur de Recherche au CNRS et de Dominique Plihon, également professeur à l’Université de Paris XIII : leur caractéristique à se faire oublier ».

Or, sur la base d’un échan­tillon de cinquante pays déve­loppés et en développement, le FMI estime à 158 le nombre de crises de change et à 54 le nombre de crises bancaires sur la période 1975-1997. Plus rares aujourd’hui dans les pays développés, les crises de change s’attaquent fréquem­ment aux pays nouvellement financiarisés où, combinées avec des crises bancaires, elles donnent naissance à des crises jumelles, combinaison de spé­culation contre la monnaie na­tionale et de défaillances ban­caires.« Le coût de ces crises est très élevé et ampute d’environ 20 % la croissance d’un pays émergent », souligne Mario Dehove, en rappelant que les pays frappés en 1997-1998 par la crise financière asiatique n’ont toujours pas retrouvé leurs niveaux de croissance antérieurs. D’où l’attention des économistes aux risques po­tentiels qui se profilent au­jourd’hui.

Les auteurs dénom­brent le déficit de la balance des comptes courants améri­cains, mais aussi le marché immobilier, l’engouement en­vers la Chine où le risque ban­caire demeure opaque, et sur­tout « la fragilité des dérivés de crédits», un marché de gré à gré de millions de transac­tions par jour « dans lequel on ne sait pas qui porte le risque », observe Dominique Plihon.

Les six recommandations des auteurs passent par l’amé­lioration de la qualité de l’infor­mation, notamment celle qui transite par les agences de no­tation, ainsi que par un meilleur diagnostic public des phases de fragilités financières. Selon eux, il convient d’ajouter au rôle traditionnel du ban­quier central de lutter contre l’inflation et de préserver la stabilité monétaire celui de préserver la stabilité finan­cière, par un relèvement des taux d’intérêt et des interven­tions sur le prix des actifs, par une agence publique si néces­saire. La recherche de disposi­tifs macroprudentiels, une révision de Bâle II et de cer­tains aspects de la normalisa­tion comptable internationale (IASB) semblent également souhaitables aux auteurs. Ils insistent sur l’intérêt d’un contrôle des sorties de capi­taux dans les pays où s’est dé­clarée une crise de la balance des paiements et préféreraient voir les grand pays émergents mieux représentés dans les instances dirigeantes du FMI, institution dans laquelle « une reforme profonde » est plus que jamais incontournable. ( Novembre 2004, l’Agefi)