Le Guangxi

C’est une matinée de pluie très fine et intermittente à Xiaolu, le petit village Zhuang niché au creux d’un ensemble de trois montagnes couvertes de végétation verdoyante. Sur l’étroit sentier des hauteurs du village, entre les champs cultivés, la chaleur moite de la mi-journée remplace doucement la fraîcheur matinale. Lama, une paysanne d’une trentaine d’années, se hâte vers le dédale de petites ruelles de terre rouge qui mènent à des maisons et à des cours intérieures, invisibles derrière les portes pourpres traditionnelles. Là, son mari et ses deux enfants de 5 et 2 ans l’attendent pour le déjeuner. «Notre vie est très simple, raconte-t-elle, j’espère simplement que mes fruits poussent, que je puisse en vendre davantage, gagner plus d’argent et envoyer mes enfants étudier.» Des idéaux modestes qui auraient paru à ses parents un rêve irréalisable, une génération plus tôt.

Lama, comme près de la moitié des 45 millions d’habitants de la région du Guangxi (située à l’extrême sud de la Chine et voisine de la riche province du Guangdong), fait partie d’une minorité ethnique, dans son cas celle des Zhuang, la plus représentée dans ce périmètre méridional du pays.

Dans son village d’une centaine d’habitants,  tous répondant au nom de famille Wei, selon la coutume ancestrale des clans chinois,  et  relié par une sommaire  route de terre à Wuming, le gros bourg voisin, on sent que la rude pauvreté des décennies précédentes ne s’est pas tout à fait éclipsée. Elle paraît encore rôder entre les maisons en torchis qui commence tout juste à être remplacé par de la brique rouge, dans l’enclos des deux cochons maigrichons du village, ou aux alentours des deux cabanes-épiceries aux étalages poussiéreux envahis de mouches.

L’année dernière, le revenu annuel par habitant de Xiaolu (1000 yuans ou 168 francs), même très bas, a dépassé la moyenne de la région. Car Xiaolu a une petite longueur d’avance par rapport aux villages avoisinants, l’avantage de s’être lancé plus tôt dans la culture des fruits. Dans les années quatre vingt, sur la base d’une initiative du gouvernement local, la région a importé de Thaïlande et de Malaisie des graines de fruits, notamment de mangues. Aujourd’hui, le fruit tropical est devenu la base du doublement, voire du triplement des revenus de certains villages.

Dans la cour intérieure de sa maison, qui offre la particularité d’être constituée d’une aile ancienne en torchis et d’un nouveau bâtiment en brique, Wei Jing annonce fièrement que 1990 a été sa meilleure année: «J’ai ajouté une aile à ma demeure et j’ai acheté un tracteur.» Sa famille gagne environ 10 000 yuans (1676 francs) par an en cultivant des mangues, mais toutes les années ne se ressemblent pas: «En 1994, raconte Wei Jingyun, un paysan moins aisé, la récolte a été très bonne. Pas comme l’année dernière: il a fait froid, beaucoup de fruits se sont perdus et nos revenus ont été bien moins importants.»

Malgré ces récoltes aléatoires, les habitants de Xiaolu sont sur la bonne voie pour tourner résolument le dos à la pauvreté noire qui reste la réalité pour bien des Zhuang de la région. Selon les chercheurs de l’Académie chinoise des sciences sociales, qui a envoyé une vingtaine de sociologues assister les programmes d’aide aux démunis, 8 millions de personnes sur 45 millions vivent dans la pauvreté absolue dans les montagnes reculées du Guangxi.

Dans la capitale régionale, Nanning, le directeur de la commission d’assistants à la pauvreté, Huang Deju, donne des chiffres officiels légèrement plus modestes, mais la réalité est la même: «Le plus préoccupant, c’est l’ampleur du problème, estime-t-il. A la fin de 1995, il y avait 6 millions de personnes dans la région qui connaissaient des difficultés pour se nourrir et se vêtir; ils constituent 10% des pauvres de l’ensemble du pays. Et parmi eux, 1 500 000 vivent avec moins de 300 yuans (50 francs) par an. Nous avons trois cent neuf villages de maisons de torchis particulièrement démunis…»

Devant les faibles progrès économiques de ces régions montagneuses chinoises isolées, perdues pour la culture et victimes régulières de catastrophes naturelles, le gouvernement central a changé de stratégie depuis l’été 1993, adoptant au mois de juillet un plan national de réduction de la pauvreté avec de nouveaux objectifs: transférer l’aide financière de la simple assistance sociale à la réalisation de projets économiques favorisant l’autosuffisance. La région du Guangxi s’est ainsi lancée dans un programme de plantation d’arbres fruitiers. Canne à sucre, pommes et mangues sont devenues des valeurs sûres de l’économie de la région, tandis que les autorités favorisaient la rénovation de 10 000 kilomètres de routes et assuraient le suivi technique des cultivateurs.

Aujourd’hui, sans être totalement un succès parfait, Guangxi a gagné un bout de son pari: «Dans nos quarante-neuf districts les plus pauvres, le revenu annuel a atteint 1081 yuans, clame Huang Deju, c’est le double des années 80.» En effet, la région revient de loin. Idéalement localisée entre la prospère province du Guangdong et le Vietnam, elle aurait pu aisément être aujourd’hui un mini- dragon, comme les autres provinces de la côte orientale de la Chine. Un accident historique  – le conflit entre la Chine et le Vietnam à la fin des années soixante dix-  en a décidé autrement. Devenu une annexe de l’Armée populaire, le Guangxi a raté l’étape de l’ouverture de la Chine et est passé à côté de tous les avantages économiques destinés à attirer les investissements étrangers qui ont tant contribué à la prospérité de la province voisine.

Pékin tente maintenant un rééquilibrage financier et envoie des hommes à poigne. C’est le cas de Liu Hong, vice-gouverneur du Guangxi, un ancien vice-président de la puissante Commission nationale du plan: «Depuis les débuts de la réforme fiscale, il y a deux ans, explique-t-il, le gouvernement est très attentif à la situation de cette province; nous avons pu conserver nos subventions tout en bénéficiant d’une meilleure répartition des revenus, d’où des ressources financières bien supérieures au passé.»

Les investisseurs chinois d’outre-mer sont eux aussi attentifs à ce décollage tardif: passage par terre obligé entre Hongkong, Canton et le Vietnam, la région a les capacités de devenir un deuxième Guangdong. En attendant, la solution passe par la coopération interprovinciale, notamment au niveau des ressources hydrauliques, dont le développement économique du Guangdong a tant besoin. Mais, pour le moment et peut être encore pour longtemps, les plans d’avènement de ce qui pourrait devenir une super zone économique du sud de la Chine laissent les habitants de Xiaolu perplexes un pied dans la pauvreté ancestrale, l’autre dans le XXIe siècle.

(1996)