
Les Ouigours
Bariolé de publicités criardes, le bus bondé de la ligne No 2 s’éloigne de son arrêt à l’un des carrefours les plus fréquentés d’Urumqi. A quelques mètres, Jia Jun, le cuisinier du restaurant voisin, a cessé de lever un regard inquiet à chacun de ses passages. Il était, comme aujourd’hui, debout derrière le comptoir, le 25 février dernier, au moment de la déflagration. Il discutait avec ses collègues, des jeunes de l’ethnie majoritaire en Chine, les Han, nés comme lui au Xinjiang de parents venus s’établir dans cette vaste étendue désertique aux confins de l’Asie centrale. Avec les serveuses, ils se sont précipités dans la cuisine avant de comprendre que l’explosion avait eu lieu à l’extérieur. Ils sont sortis, ont vu le bus éventré, les passagers allongés sur le sol. Ils ont appelé la police, sans vraiment comprendre ce qui venait de se passer.
L’explosion du bus No 2 allait se révéler le plus meurtrier des trois attentats commis ce jour-là. Cette série noire de 9 morts et 74 blessés a laissé Urumqi en état de choc, sous le coup d’une terreur qui s’est insidieusement distillée dans les écoles, les universités et les lieux de travail. Au terme de l’enquête, huit jeunes de l’ethnie ouïgoure, la plus fortement représentée au Xinjiang, ont été arrêtés, ainsi qu’un Han qui leur avait vendu les explosifs.
Quatre mois après, la capitale du Xinjiang, morne ville grise construite à la hâte, n’est plus tout à fait un bastion chinois sans histoire, Mais une zone indécise de barrages policiers nocturnes et de présence militaire devant les portes closes des bâtiments administratifs. Au point que Li Jia, une jeune femme han chauffeur de taxi, examine attentivement ses clients potentiels avant de s’arrêter: «Après les explosions, je ne prenais plus que des Han. Il faut dire que tout le monde avait peur…»
Indépendantisme au nom d’une éphémère République du Turkestan oriental, religion islamique, clivage ethnique: les raisons du malaise sont profondément ancrées dans cette région désertique aux soudaines et brèves tempêtes de sable. Seize millions de personnes, dont plus de 7 millions de Ouïgours, et 5,7 millions de Han y vivent aujourd’hui. Le reste de la population ressemble à un Puzzle de minorités diverses. Facile pour l’habile propagande officielle de désigner une fois pour toutes l’ennemi de l’unité de ces peuples épars: «Une petite minorité qui ne représente pas les intérêts ethniques», explique la presse officielle et les inscriptions à la craie sur les tableaux des couloirs administratifs.
A Turfan, ville-oasis majoritairement ouïgoure à plus de 200 kilomètres d’Urumqi, le ciel est bas, les lendemains où le désert se déchaîne. C’est sous une lumière crue que les hommes vêtus de tuniques immaculées et chaussés de bottes de cuir répondent à l’appel de la prière, en jetant des regards indomptés aux membres du Bureau des religions qui vont et viennent dans la mosquée: «Notre tâche est de vérifier que les activités religieuses sont conformes à la loi», explique l’un de ces bureaucrates. Alors que 26 000 imams officient dans la région, les autorités religieuses sont confrontées à la montée du mécontentement chez les musulmans, irrités par la fréquente surveillance des lieux de culte et les ingérences de la police.
L’été dernier, un incident à la mosquée de Korla se serait soldé par plusieurs arrestations. A l’Association des musulmans du Xinjiang, de vieux imams s’indignent: «Les indépendantistes ne constituent pas une religion, ce sont des ennemis du peuple, et il n’y a aucune complicité entre eux et les imams.» Pourtant, la religion et les velléités indépendantistes qui secouent la région et inquiètent Pékin sont étroitement imbriquées. En février dernier, une manifestation d’un millier de personnes a dégénéré en deux jours de violences contre les Han, et le gouvernement a dû imposer un couvre-feu. L’opposition en exil a évoqué le cas de deux Ouïgours, étudiants en religion, accusés d’avoir fomenté la révolte. Et, dans tout l’ouest de la Chine, les Han parlent de l’existence d’un parti religieux, le Parti d’Allah, dont les membres tiendraient leurs réunions le visage dissimulé sous des cagoules.
A l’insécurité s’ajoute un sentiment d’irrationalité devant l’étonnant clivage social que le flux de Chinois a réussi à opérer dans la vie économique. Passés en cinquante ans de 8 à 37% de la population, les Han monopolisent des pans entiers du tissu industriel du Xinjiang. Alors que la croissance économique de la région est l’une des plus fortes de Chine, les minorités stagnent dans l’agriculture et le petit commerce. Logique, puisque les secteurs du pétrole et du textile, qui requièrent une main-doeuvre éduquée dans les grands centres urbains de l’est de la Chine, représentent 60% de l’économie de la région. Résultat: l’embrasement social couve sous la braise du séparatisme.
« Nous n’en pouvons plus, explique un jeune Ouïgour professeur d’histoire à Urumqi, les prix sont élevés et les salaires ne suivent pas. En 1987, on achetait un mouton pour 30 yuans, aujourd’hui ce prix a été multiplié par dix. A qui la faute? A tous ces Chinois qui viennent travailler ici.»
C’est tard le soir, quand les étalages de brochettes de mouton sont encore animés, que les Ouïgours parlent à voix basse de leur «grand peuple opprimé» et jettent des cris moqueurs aux Han. Tôt le matin, Urumqi redevient chinoise. C’est l’heure de la gymnastique pour des Han qui veulent tout oublier des derniers mois et se rappeler seulement qu’eux aussi sont nés ici. «Si les Han n’étaient pas venus, ils seraient tous cinquante ans en arrière», se rassure une infirmière chinoise. Le temps de l’unité et de la fraternité des peuples n’est peut-être pas entièrement passé au Xinjiang. Mais chacun sait qu’une large fissure court dans le subtil colonialisme aux couleurs de la Chine. (1997)