Nord est industriel chinois

Alors que les zones économiques du Sud du pays réussissent leur reconversion, les régions industrielles du nord est engloutissent des milliards à perte . Reportage dans une ville sinistrée.

 

Prise dans un nuage de poussière et assourdie par les avertisseurs stridents des camions, une nuée de cyclistes passe dans un flot ininterrompu devant le portail qui marque les limites de la ville-usine. C’est un jour comme les autres à Angang, le plus grand complexe sidérurgique chinois, construit par les Japonais avant la Seconde Guerre mondiale, avant d’être modernisé avec l’aide soviétique. Sur la route intérieure qui traverse les cinq kilomètres carrés d’usines, l’enchevêtrement torturé des hautes cheminées et des fourneaux rappelle davantage le XIXe industriel en Europe que la Chine de Deng Xiaoping. La faucille et le marteau trônent encore au-dessus des portraits exposés sous vitre des travailleurs modèles d’Angang.

Pourtant, même pour Cao, 45 ans, directeur d’une des entreprises du complexe et patron de 3750 ouvriers, cette époque-là  celle du socialisme et de ses certitudes intangibles, comme l’emploi à vie  s’est déjà craquelée ces deux dernières années: «Nous avons déjà dû nous séparer de 25% de notre force de travail», raconte-t-il.

Avec ses 200 000 ouvriers, Angang est une de ces entreprises d’Etat dinosaures de l’économie planifiée que le gouvernement de Pékin a toutes les peines du monde à réformer, et surtout à rentabiliser. A l’échelle nationale, la moitié dé ces grandes entreprises perdent de l’argent et se trouvent emmêlées dans un noeud de dettes triangulaires estimées à 600 milliards de yuans (environ 90 milliards de francs suisses).

Le Nord Est, première base industrielle de la Chine en 1949, aujourd’hui en sixième position derrière les prospères régions économiques du Sud et de l’est accumule à lui seul une grande partie des dettes .Entre la moitié et 80% de ses entreprises spécialisées dans l’industrie lourde perdent de l’argent et doivent être restructurées. Pour des milliers de travailleurs habitués à la sécurité de l’emploi à vie, aux écoles et aux hôpitaux intégrés, au complexe, de leur usine, la transition promet d’être abrupte: «j’ai commencé à travailler à Angang il y a vingt ans, explique Cao, toute ma famille y travaille aussi, ma, femme est cuisinière dans un des restaurants du complexe. Si nous mettons nos salaires ensemble, nous pouvons encore bien vivre.»

Mais pour combien de temps? A mesure que la Chine poursuit sa route cahotante vers l’économie de marché, le budget national va cesser de  financer comme il le faisait par le passé, les emprunts improfitables contractés auprès des banques d’Etat. Le programme d’austérité économique lancé il y a plus d’un an, a eu un effet tellement dramatique sur la santé financière de certaines entreprises d’Etat que certaines ne savent plus sur qui compter pour régler les salaires de leurs ouvriers. Cette année,le complexe d’Angang a cessé pendant plusieurs mois de payer ses employés, une crise qui a culminé avec le limogeage du secrétaire du parti, le No 1 d’Angang, remplacé in extremis par le vice-ministre de la sidérurgie en personne. « Le plus grave de nos problèmes, reconnait Cao, c’est le manque d’argent. L’acier que nous livrons ne peut pas être payé, alors nous avons des difficultés à financer notre production».

Entre restructuration et faillite, le choix est mince et il passe toujours par des milliers de licenciements, entrainant un risque potentiel d’instabilité sociale: «La loi de faillite est une bonne chose, mais son application ne doit pas déclencher une onde de choc dans la société chinoise. Ou vont aller ces ouvriers? Toute leur vie, ils ont considéré ces entreprises comme une seconde famille, on ne peut pas  les renvoyer dans la rue, cela finirait par des émeutes», explique Qu Yunhou, un  chercheur du Centre de recherches économiques de la province du Liaoning qui conseille le gouvernement provincial.

 A Anshan, au moment même où le complexe sidérurgique ne pouvait plus payer ses employés, les autorités municipales s’associaient à une entreprise de Hong­kong pour construire et gérer un luxueux hôtel, l’Hôtel International, qui se dresse maintenant au centre de la ville grise post industrielle, avec ses dorures, ses marbres, ses fontaines et ses déesses grecques. Son financement apparaît tout aussi mystérieux que sa disparate fréquentation d’une petite dizaine de personnes, une ou deux fois par an, «quand il y a un congrès», assure un des employés.

La ville de Shenyang, déjà largement fournie en hôtels internationaux, a aidé un partenaire de Hongkong à obtenir des prêts pour la construction précipitée d’un hôtel cinq étoiles dont le système de chauffage central a rendu l’âme trois semaines après l’ouverture, achevant de décourager ses quelques rares clients. Manque de profitabilité, investissements douteux et détournements des capitaux destinés aux entreprises déficitaires, le quotidien de Shenyang représente bien la face sombre d’une Chine trop effrayée par les bouleversements sociaux pour passer à la vitesse supérieure des réformes. Mais le statu quo risque d’être tout aussi coûteux que dangereux. ( 1994)