
Taiwan
Au plus fort des tensions entre la Chine populaire et Taiwan, un Airbus aux couleurs d’Air Macau a poursuivi, impertubable, son vol quotidien entre Pékin et Taipeh. Avec une petite escale diplomatique d’une demi-heure dans la colonie portugaise. Cette parade, mise en place en décembre dernier, n’est qu’une illustration du paradoxe des relations entre deux pays séparés de fait depuis 1949 : pas de liens de transport directs, mais des ports ou des escales transitoires assurant un flux de commerce et d’investissements florissants ; pas de discussions officielles, mais des échanges officieux par le biais de deux organisations semi-privées.
En fait, ce dialogue pragmatique aurait pu durer longtemps, Pékin poussant à la réunification, Taipeh traînant des pieds pour sauvegarder le statu quo. Là où le bât a fini par blesser, l’été dernier, c’est sur la question du rôle international de Taiwan. Le président taiwanais Lee Teng Hui venait d’obtenir un visa pour une visite privée aux Etats-Unis. Inquiète des ambitions notamment onusiennes de Taiwan, la Chine a réagi, essais militaires à l’appui. L’approche de la première élection présidentielle démocratique, demain, a fait monter d’un cran la tension avec des tests de missiles chinois à proximité des ports stratégiques de l’île. Exercices d’intimidation ou menace d’attaque réelle ? La clé du comportement de Pékin réside dans les relations complexes entre les « deux Chines » : « Les Chinois du continent n’aiment pas le reconnaître, explique dans un sourire Tzong-Shian Yu, président de l’institut de recherche privé Chung Hua, associé aux recherches économiques gouvernementales, mais ils ont bénéficié de nombre de nos expériences. Car nous avons vingt ans d’avance sur eux et ils en tirent parti sur le continent. » Avantageuse et irritante pour Pékin, l’expérience taïwanaise du capitalisme moderne remonte à plus de quarante-cinq ans. C’est l’époque où Y.Z Hsu, un petit entrepreneur textile de Shanghai fait ses valises pour Taiwan dans le sillage du Guomindang qui vient de perdre en Chine continentale face aux troupes de Mao Tsé-toung. Sur l’île même, Wang Yongging, un fils de marchand de thé a passé des années à survivre difficilement du négoce du riz, alors sous le monopole de l’occupant japonais. Deux destins se nouent dont Taiwan peut aujourd’hui s’enorgueillir. Alors que Y.Z Hsu diversifie peu à peu sa modeste affaire dans le commerce de détail, le ciment, la banque, le transport maritime, Wang Hongging, le Taïwanais d’origine, a une intuition de génie. « Un jour, après la guerre, raconte Paul Chiang, son secrétaire exécutif et homme de confiance, on a appris qu’une aide américaine de 70.000 dollars allait être attribuée à Taiwan pour fabriquer du PVC. Personne ne savait ce qu’était le PVC. Pas même M. Wang, qui avait à peine son certificat d’études ! Mais il s’est douté qu’il y avait là un créneau porteur et on lui a consenti le prêt. » C’est ainsi qu’est né Formosa Plastics, le premier grand groupe industriel taïwanais, devenu le numéro un mondial dans la production de PVC et des plastiques secondaires (avec 51.744 employés et 54 milliards de francs de chiffre d’affaires l’an dernier). Les affaires de Y.Z Hsu, fondateur de Far Earstern Textile, quatrième groupe taïwanais, ont, elles aussi, tant et si bien prospéré qu’elles lui assurent un chiffre d’affaires de 25 milliards de dollars aujourd’hui. Les deux groupes symbolisent un des éléments majeurs du succès et de la force de Taiwan : « Un mélange subtil de tradition familiale et de management moderne », selon l’expression de Michel M. Madsac, président de liquid Air Far East, le joint-venture entre Far Eastern et Air Liquide. A la base de cet équilibre une structure familiale très stricte…
« Nous avons bâti la colonne vertébrale de cette économie, souligne Paul Chiang, imaginez des centaines de personnes travaillant dans des entreprises à haute intensité de main-d’oeuvre, faisant des sacs, des chaussures, des jouets et finalement… de l’argent. » C’était au début des années 60, quand Taiwan exportait à tour de bras et se constituait un stock de sécurité : d’énormes réserves de devises, aujourd’hui les plus importantes au monde (91 milliards de dollars) après celles du Japon. Mais au milieu des années 80, les Taïwanais sont contraints à changer de stratégie. L’île devient chère et les industriels se lancent dans les produits à forte valeur ajoutée… Parallèlement, le temps des délocalisations est venu. De nombreux Taïwanais se souviennent de leurs origines familiales de l’autre côté du détroit. En 1987, sont autorisés les premiers investissements taïwanais en Chine populaire. Concentrés sur des entreprises à haute intensité de main-d’oeuvre orientées vers l’exportation, ils se sont petit à petit diversifiés. Inquiet de voir s’accélérer une intégration économique qui peut compromettre son indépendance de fait, Taipeh devient prudent : « Notre gouvernement encourage les investisseurs à se diriger vers l’Asie du Sud-est plutôt qu’en Chine où nous jugeons le risque politique trop important », souligne James Chou, vice directeur du département économique de la fondation pour les échanges à travers le détroit. Lorsque Formosa Plastics a décidé de délocaliser dans la province chinoise du Fujian son sixième craqueur de naphte, un investissement de 10 milliards de dollars, le gouvernement taiwanais s’est mobilisé : « Nous espérons conserver ces gros investissements à Taiwan, indique fermement William Li, à la commission aux Affaires continentales, et si ce n’est pas rentable, nous veillons à ce que cela le devienne. » Dans le cas de Formosa Plastics, la question s’est réglée par un prêt bonifié avec l’aide de la banque centrale, le plus important jamais consenti à Taiwan, pour construire le craqueur au sud de l’île. Par contre, Président, le plus important groupe agroalimentaire taïwanais, a investi au total 15 milliards de dollars en Chine depuis 1992. La moitié environ du fort courant commercial entre la Chine et Taiwan via Hong-Kong (21 milliards de dollars) sert à alimenter les investissements. Mais, naturellement, les essais militaires de Pékin ont commencé à faire réfléchir ces mêmes investisseurs.Cette attitude n’est pas pour déplaire au gouvernement de Taipeh qui y voit un contretemps dans la montée d’un nouveau phénomène : la concurrence entre la Chine populaire et Taiwan pour certains produits finis comme l’électronique… Les marges de manoeuvres de Taiwan pour assurer une troisième mutation technologique indispensable à sa compétitivité sont étroites. Otage de la Chine pour sa candidature à l’Organisation mondiale du commerce, elle devra attendre l’adhésion de Pékin avant de devenir membre de l’OMC. Alors même que ses propres consultations sont pratiquement achevées. Mais il est sans doute trop tard pour jouer les mauvais voisins de part et d’autre du détroit. Sans Taiwan, la Chine perdrait une part croissante de sa production industrielle et une source indispensable d’expertise. Les Taïwanais ne sont pas près de gagner leur pari d’internationalisation. Pour Pékin et Taipeh, il n’est finalement qu’une option, le dialogue.
(1996, extraits)