
Tensions dans l’Ouest chinois
Un projet de déplacement de populations de régions pauvres vers des contrées plus riches mais peuplées de Tibétains, dans le Qinghai, suscite une polémique internationale. Partiellement financé par la Banque mondiale, le chantier reste en suspens.
C’est un labyrinthe de murs de terre brune et de maisons de torchis plantées de manière précaire sur un sol craquelé par la sécheresse. Au loin, des étendues montagneuses sont traversées d’orages fulgurants. Des pluies peu productives : la moindre gouttelette d’eau disparaît dans des fissures arides. Souvent, un glissement de terrain emporte un pan de cette terre ingrate. Les 253 habitants tibétains du village du Shang Jiazhang vivent sans eau courante et sans électricité, au rythme de l’élevage des moutons, des vaches et des cochons: Le bétail est vendu en ville, à 15 kilomètres. Chaque matin, ces villageois marchent plusieurs heures vers là source la plus proche. Aucun d’entre eux ne gagne plus de 300 yuans (230 francs) par an. Manger se résume à ingurgiter 3 fois par jour des galettes de pain graisseux.
A ce régime, Latai, trente-sept ans, cheveux hirsutes et habits déchirés, est comme tous les habitants du village prématurément vieilli, le visage buriné par le climat glacial des mois d’hiver et le soleil intense de l’été. « Il n’y a pas de récolte et il n’y a pas d’argent. II y a même deux ou trois mois par an où nous n’avons rien à manger. Alors on emprunte à d’autres villages. Moi, je descends des montagnes et je fais les chantiers routiers de la province», raconte-t-il. C’est en avril dernier que Latai a entendu pour la première fois parler du projet.« Le chef du village a convoqué les familles. Il revenait du chef-lieu du comté. Il nous a dit qu’il y avait une possibilité que l’on déménage tous vers d’autres terres. »
Ce qu’ignoraient ces habitants du comté de Hualong, voisin de la région natale du dalaï-lama, c’est qu’ils allaient se trouver propulsés dans une polémique internationale sur le développement de l’Ouest chinois. Le projet de déplacement des populations de Shang Jiazhang et d’autres villages fait en effet partie d’un vaste plan visant à reloger en six ans 58.000 volontaires, de toutes ethnies, vivant dans la pauvreté. La zone d’accueil : une région désertique, lieu de passage de nomades mongols, située de 500 à 700 kilomètres à l’est, en direction de Golmud, ville minière et dernier poste urbanisé sur la route du Tibet.
Des travaux d’irrigation et la construction d’un barrage devraient permettre aux colons d’y créer des oasis et de vastes zones de pâturage. De quoi bénéficier de rendements agricoles de 3 a 4 fois plus élevés que dans les régions montagneuses. Le gouvernement chinois a promis de consacrer 48 millions de dollars au projet, la Banque mondiale devant fournir le complément (40 millions de dollars). En juin dernier, la Banque a approuvé l’octroi d’un prêt de 160 millions de dollars destiné à réduire la pauvreté dans les régions de l’ouest de la Chine (provinces du Qinghai, Gansu et Mongolie-Intérieure).
L’enveloppe réservée au Qinghai a toutefois tout de suite été dénoncée par les groupes pro-tibétains en exil. Le déplacement de population dans une zone d’accueil où la présence tibétaine risque de se trouver diluée par l’afflux d’autres ethnies, relève du « génocide culturel », affirment-ils. Malgré une intense polémique et un vote d’opposition des Etats-Unis et de l’Allemagne, le prêt Qinghai a fini par être approuvé de justesse. La France s’est abstenue.
Aujourd’hui, le futur de ces villages appauvris de l’ouest de la province occidentale du Qinghai est entre les mains du Comité d’inspection de la Banque mondiale, attendu prochainement en Chine, Alerté par deux groupes internationaux de lobbyistes pro-tibétains, ce comité doit vérifier, avant de donner un feu vert final, que le prêt est conforme aux directives de la Banque pour les projets destinée aux régions à fortes minorités ethniques.
« La question que la Banque ne s’est jamais posée, c’est de savoir si ce projet entre dans un dessein général pour encourager la migration chinoise à grande échelle vers des régions à forte minorité ethnique tibétaine qui étaient auparavant au-delà de la sphère de colonisation chinoise », souligne Gabriel Lafitte, un cherchent australien, proche des groupes pro-tibétains.
Des soupçons balayés par Li Guanghe, le vice-gouverneur de la province. « Ce qui me surprend le plus, c’est que la clique du dalaï lama parvienne à convaincre des pays développés. Si ce n’est pas de l’hostilité ce doit être un malentendu. La vérité, c’est que cette question et discutée depuis de mois alors que ces pauvres gens sont abandonnés sans ressources là hauts », déplore t-il.
La Chine risque d’avoir du mal à persuader la Banque mondiale du bien- fondé du projet; sur place, les fonctionnaires locaux paraissent mal préparés à la réalisation d’un plan de déplacement aussi ambitieux: hormis la promesse d’une meilleure existence, les villageois ignorent les modalités concrètes de transfert, et de nombreux aspects sont obscurs, notamment le déplacement des lieux de cultes. Les responsables provinciaux demeurent curieusement vagues sur le financement et les autorisations des transferts des monastères et mosquées. Au monastère Jidei, plus de 60 moines tibétains attendent de partir avec les villages dont ils dépendent. « Nous démantèlerons les monastères et suivrons les villages tibétains », affirme La Ji, un moine de soixante et onze ans. (Les Echos, 1999).
Photo: Jan van der Made