Un refuge au Cap

Unique dans ce pays à la pointe de l’Afrique, un modeste pavillon de la banlieue du Cap accueille des petites filles et des adolescentes sans domicile fixe. Un refuge très recherché par les victimes d’un environnement social très pauvre et les réfugiés des guerres du continent.

La porte d’entrée du refuge de Siviwe vient de s’ouvrir à toute volée. Une grande adolescente mince en uniforme gris entre brusquement dans la salle d’étude et jette son cartable sur une table. Elle lance un regard farouche autour d’elle, puis se laisse tomber sur une chaise en jurant à voix basse. Dans l’autre coin de la pièce, Johanna a à peine levé les yeux de son magazine. « Elle est souvent en colère », murmure t-elle avant de reprendre sa lecture. Dans un joyeux brouhaha, une dizaine d’adolescentes en uniforme sont également arrivées de l’école et s’éparpillent dans la maison. C’est le début de l’après midi à Siviwe. Pour les pensionnaires de ce refuge, le seul dans la ville du Cap, à recueillir des filles et adolescentes vivant dans la rue, c’est l’heure de se retrouver après plusieurs heures d’école à l’extérieur. Déjà, la maison résonne de rires et de discussions dans la cuisine. Mais il y a aussi des présences plus lourdes et silencieuses. L’adolescente en colère n’a pas bougé et observe la salle d’étude, l’œil noir. Johanna lit sans parler à personne. Amina va d’une pièce à l’autre, comme perdue.

La maison est une bâtisse blanche à un étage située dans une petite rue de la banlieue du Cap, dans une zone pavillonnaire où rien ne la distingue des habitations voisines. Ouverte en 1993, cette structure est la deuxième phase d’un premier refuge en plein centre ville, démarré en 1988 par l’ONG Ons Plek : il visait à s’engager auprès de la centaine de filles et d’adolescentes entre 6 et 18 ans qui se retrouvent chaque année seules dans les rues du Cap, ville sud africaine connue pour la pauvreté et la violence de ses bidonvilles. Conçu pour répondre aux premiers besoins d’évaluation et d’adaptation de ces filles et adolescentes en difficultés, il a été détruit par un incendie. C’est ainsi qu’au cours de long mois de reconstruction, Sisiwe s’est retrouvée en première ligne de l’accueil de toutes les protégées de l’ONG. Un carrefour très difficile à négocier entre les pensionnaires récentes, souvent rebelles ou fermées, parfois violentes, et celles en deuxième phase qui commencent à préparer leur avenir à l’extérieur du refuge.

 

ALCOOL, DROGUE ET SIDA

« Dans la première phase, nous sommes confrontées à de violentes disputes, à des bagarres, et il arrive qu’elles brandissent des couteaux… c’est très dangereux de les séparer, il y a eu des cas où des membres du personnel ont été blessés », raconte Yumna van der Schyff, psychologue au refuge. L’ONG assiste presque 150 filles et adolescentes par an, des SDF, ou bien encore des mineures issues de contextes familiaux dramatiques marqués par l’alcool, la drogue ou encore le sida. S’ajoute à la dureté du climat social sud africain, la misère économique de nombreux ressortissants originaires d’Etats en proie à la guerre ou à des conflits chroniques. « Nous avons un nombre croissant de filles originaires du Zimbabwe, du Congo, du Mozambique, du Burundi, ou encore de la Tanzanie. Souvent, elles ont été abandonnées en Afrique du Sud par leurs familles, ou par des amis qui voyageaient dans la région ».  C’est le cas d’Amina. Tout juste seize ans, elle peine à sortir d’un silence mutique, sous l’œil attentif et quasi maternel de Laetitia, l’une des éducatrices du refuge : « je suis né au Burundi, articule t- elle avec difficulté, je ne parlais ni français, ni anglais, juste le dialecte. Ce sont des voisins qui m’ont amenée ici. Mes parents sont repartis au Burundi ». Son regard se fige et elle retombe dans le silence. Au refuge depuis deux semaines, la jeune fille passe par une phase d’adaptation avant de commencer l’école. Pour chaque cas de pensionnaire, le personnel a dû entreprendre une enquête approfondie sur le passé de la mineure, englobant son passé médical, scolaire, familial, un rapport des abus éventuels et des efforts pour retrouver des proches, ainsi qu’une recommandation adressée au tribunal des mineurs. Cette instance décidera ensuite éventuellement d’assigner la mineure au refuge pour une durée standard de deux ans renouvelable. Or, « cela demande un travail supplémentaire considérable avec les enfants étrangers : il faut les faire transiter à travers le système des réfugiés pour leur obtenir des papiers car les écoles n’acceptent pas les enfants sans certificat de naissance. Les enfants des bidonvilles ont rarement des pièces d’identité, mais au moins, ils sont Sud Africains, donc plus aisés à intégrer », explique Yumna van der Schyff. Mais il existe une constante pour tous ces cas: un environnement social très dégradé. « Les enfants quittent souvent ces communautés pour se rendre en ville. Elles sautent dans un train, arrivent et entendent parler du refuge. Elles viennent et demandent : pouvez vous m’aider ? D’abord, nous écoutons leur histoire et cela prend du temps pour démêler la vérité car ces enfants ont appris à se méfier des adultes. Ensuite, nous devons décider, parmi les quinze permanents du refuge, si nous allons nous en occuper. Quelquefois, il vaut mieux qu’elles rentrent dans leurs familles. Quelquefois, elles représentent trop de danger pour la vie en communauté ». Le refuge accueille aussi de très jeunes mères et, plus rarement, même des fratries, comme ce « petit groupe de frère et sœurs qui mangeait dans les décharges et n’avait plus que la peau sur les os ».

 

DES REGLES DE DISCIPLINE

Dans la petite cuisine de Siviwe, plusieurs pensionnaires du refuge plaisantent avec Laetitia et une autre éducatrice autour de leur goûter de lait et de tartines. Certaines échangent des SMS. Mais derrière cette atmosphère détendue, la discipline du refuge n’est jamais bien loin. Chaque pensionnaire du refuge reçoit la même somme modique d’argent de poche et c’est un enjeu dans les règles établies par les éducateurs. «Nous leur rappelons sans cesse les règles du refuge et nous essayons toujours de comprendre les raisons des bagarres, mais si les disputes se renouvellent constamment autour des nouvelles arrivées, on peut être amené à restreindre leurs loisirs,  ou si l’équipement est endommagé, leur argent de poche peut être retenu », explique Laetitia. Les pensionnaires se réveillent tôt le matin, déjeunent et quittent le refuge pour l’école aux alentours de 7.30. Le vendredi, elles participent aux courses du refuge selon un budget strictement décidé à l’avance. De retour de l’école en début d’après midi, elles sont prises en charge par le personnel en fonction de leurs besoins. Les psychologues jouent un rôle important. Aucune thérapie de groupe, mais des discussions individuelles et confidentielles. La plupart des pensionnaires de Sisiwe portent en elles un passé traumatisant d’abus, souvent dans le contexte familial. Quelques unes sont malades et leur constante médication, y compris sous forme d’antidépresseurs, doit être traitée avec une grande confidentialité. De nombreuses pensionnaires de Sisiwe arrivent au refuge après avoir été victimes de viols. « Dans ce cas, nous avons une procédure standard pour les traiter pendant une courte période avec des antirétroviraux. En revanche, nous ne les faisons jamais tester pour la séropositivité au sida. Notre choix est d’agir comme si toutes étaient séropositives. C’est la seule manière d’éviter la discrimination », souligne Yumna van der Schyff. Au centre du dispositif, figure le Journal individuel dans lequel les pensionnaires peuvent consigner leurs mémoires et qui, gardé sous clé par les psychologues, fournit au fil des années un outil précieux de reconstruction. Car l’avenir est souvent long à préparer et Sisiwe ne connait pas que des succès. Le refuge qui reçoit des subventions de l’Etat pour chaque enfant et complète son budget avec des donations a dû faire des choix difficiles. Dans certains cas, certaines de ses anciennes pensionnaires ont continué à inhaler des solvants en cachette, d’autres sont retombées dans l’attraction de la rue. A chaque fois, le personnel du refuge a dû décider si l’enfant bénéficiait bien de son séjour à Sisiwe et si elle ne risquait pas entraîner d’autres pensionnaires dans sa dérive.

UN AVENIR LOIN DES RUES

Linda, professeur à plein temps au refuge assiste en permanence les devoirs des adolescentes et répond à leurs doutes constants. Elle évoque un tissu très serré de dialogues entre la vingtaine de volontaires et les quinze permanents pour venir à bout des cas les plus difficiles. « Les problèmes de comportement, c’est plutôt l’affaire de Laetitia et des trois autres éducatrices. Moi, ce que je vois, c’est que certaines ne savent pas lire et écrire, d’autres ne parlent même pas anglais. Quand elles reviennent d’école, me montrent leurs devoirs, je revois avec elles ce qui n’a pas marché. Mais au bout du compte, j’ai avant tout l’opportunité de leur expliquer que c’est l’éducation qui leur donnera la possibilité de gagner leur indépendance ». Cette indépendance, Siwe, Diana, Faudhia et Phumza, quatre adolescentes originaires d’Afrique du Sud, de Mozambique et de Tanzanie, en rêvent, tout en la redoutant. Dans leurs dortoirs, à l’étage, elles chuchotent doucement en renouant leurs tresses ou en feuilletant des magazines féminins. Deux petites filles jouent en sautant sur les lits. Les adolescentes les écartent impatiemment. « C’est bien ici. Tu manges, tu vas à l’école, tu suis les règles de la maison. Tu seras bien », lance l’une d’entre elles à une nouvelle pensionnaire au refuge. Quelques mots lapidaires pour résumer la réalité sans fard d’un refuge loin des rues du Cap où vivent aujourd’hui plus de 3.000 mineurs dans un contexte de violence au quotidien. En mai dernier, Siyabonga Malawi, un adolescent de dix sept ans a été tué par balles au petit matin. L’enquête et les caméras de surveillance ont montré que son assassin lui avait tiré dans la tête après avoir trouvé sa Mercedes endommagée et l’avoir pris à tort pour un voleur de voitures. Ces derniers mois, dans le bidonville de Philippi, à 40 kilomètres du Cap, le refuge a identifié pas moins d’une vingtaine de familles dont les enfants sont à risque de fuguer pour vivre dans les rues. L’équipe de Sisiwe leur fournit aujourd’hui un programme d’assistance préventive. Et fait face à une liste d’attente interminable dans tous les bidonvilles de la région.